J'ai eu le plaisir d'intervenir lors du colloque "Le Haut Potentiel - De l’Enfance à l’âge Adulte - Approche clinique et pédagogique" organisé par l'association Maison du Haut Potentiel. Cette journée s'est déroulée le 9 novembre 2019 à l'Hôtel Negresco (Nice). Voici le texte de mon allocution sur le thème :"le mythe de l'adulte HPI solitaire et inadapté"...
Le mythe de l'adulte HPI solitaire et inadapté
“ Avant de commencer cette intervention sur ce sujet qui me tient particulièrement à cœur, — la sociabilité et l’attrait pour la solitude des adultes HPI —, j’aimerais vous remercier d’être présents aujourd’hui et de m’accorder un peu de votre temps. Nous sommes dans un lieu exceptionnel, tout de même ! Le Negresco… Nous voilà donc dans un lieu spécial, mais aussi dans une ville spéciale entre toutes pour parler d’intelligence. Une ville unique. C’est celle de Jean-Charles Terrassier, qui est à l’origine de plusieurs concepts aujourd’hui repris par les chercheurs en psychologie du monde entier. Vous connaissez certainement le concept de dyssynchronie ou encore celui de « pygmalion négatif » renvoyant à l’idée que les enfants HPI peuvent se limiter intellectuellement pour essayer de ressembler aux autres ou pour répondre aux attentes de leur entourage et de leurs camarades. Tiens, voilà un premier point intéressant pour aborder ensuite « le mythe de l’adulte HPI solitaire et inadapté » qui nous occupe...
Mais il y a un autre scientifique niçois qui a compté dans le domaine de l’intelligence, et pas des moindres. C’est Alfred Binet (1857 – 1911). On l’oublie parfois, mais Alfred Binet, le concepteur des premiers tests d’intelligence en 1905, est né à Nice et a fait une partie de ses études au lycée Masséna. Nous devons aussi à Binet une des premières définitions de l’intelligence, une définition qui est encore souvent proposée aujourd’hui aux étudiants en psychologie à l’université, c’est dire sa pertinence. Voici donc ce que Binet écrivait de l’intelligence en 1908 :
“Elle n’existe que parce qu’elle sert à quelque chose : elle sert à nous adapter au milieu physique de la nature et au milieu moral de nos semblables“.
… Elle n’existe que parce qu’elle sert à nous adapter au milieu moral de nos semblables… Et c’est assez logique, quand on y pense. Le cerveau n’a pas évolué pour réussir à l’école, résoudre des équations de mathématiques ou composer des dissertations. Il a évolué parce que les humains ont besoin de vivre ensemble pour coopérer et se défendre dans des milieux complexes, souvent dangereux et toujours changeants. C’est la raison pour laquelle on a pu montrer que les cerveaux ont évolué parmi les différentes espèces en fonction de la complexité de l’organisation de leurs groupes sociaux (hypothèse du “cerveau social“, Herrmann, Call, Hernández-Lloreda, Hare & Tomasello, 2007) . En d’autres termes, plus les groupes sociaux sont importants et complexes, plus le cerveau est volumineux. En tout cas, maintenant, vous savez pourquoi votre chat a un petit cerveau…
OK... Si l’intelligence sert à l’adaptation sociale, comment a-t-on pu en arriver là ? ou là… Comment en est-on arrivé à diffuser dans le grand public l’image du HPI – enfant ou adulte – inadapté social et solitaire, qui a des difficultés à se connecter aux autres et à interagir avec eux ?
Comment est-on parti d’une définition où l’intelligence sert à s’adapter au milieu moral de ses semblables pour arriver à la croyance que les personnes HPI n’auraient pas la capacité de s’ajuster aux autres ? C’est-à-dire qu’ils auraient une compétence sociale déficitaire ?
Bien entendu, nous pouvons trouver une date d’origine de ce débat, et il s’est bien initié à partir d’éléments issus de la littérature scientifique. Le « mythe de l’enfant précoce inadapté » (Grossberg et Cornell, 1988) est effectivement né d’une querelle entre deux chercheurs en psychologie : Leta Hollingworth et Lewis Terman. Mais cette querelle a eu lieu dans les années 1920 et la recherche l’a largement dépassée (Foley-Nicpon, 2016). De nombreuses études indiquent désormais que les enfants, les adolescents et les adultes HPI sont aussi bien – sinon mieux – ajustés socialement que leurs pairs d’âge (e.g., Assouline & Colangelo, 2006 ; Austin & Draper, 1981; Koenen et al., 2009 ; Lee, Olszewski-Kubilius, & Thomson, 2012 ; Neihart, 1999 ; Shechtman & Silektor, 2012 ; Zettergren & Bergman, 2014).
Prenons quelques exemples.
Déjà, concernant les enfants. En 2012, Han et ses collègues ont mesuré l’intelligence de 1220 enfants âgés en moyenne de 10.22 ans avec un Culture Fair Test de Cattell, ce qui leur a permis de constituer 3 groupes en fonction du niveau d’intelligence : intelligence modeste, moyenne et supérieure. Puis, ils ont proposé aux enfants de jouer à 3 jeux différents, en faisant varier le niveau de complexité de ces jeux. Ils ont alors observé les enfants en mesurant ce qu’on appelle « les comportements prosociaux », c’est-à-dire les comportements altruistes et d’entraide. Les résultats obtenus par les chercheurs indiquent que pour le jeu simple, ne nécessitant pas trop d’utiliser la mémoire, le raisonnement et l’attention, le niveau d’intelligence n’intervenait pas. Ils observaient sensiblement le même nombre de comportements prosociaux dans tous les groupes. Mais lorsque les jeux étaient complexes, le nombre de comportements prosociaux était significativement supérieur dans le groupe des enfants les plus intelligents (QI > 1.5 écart-type de la moyenne), en comparaison des enfants dans la moyenne ou de ceux qui étaient très en-dessous de la moyenne (QI > 1.5 écart-type de la moyenne). Donc, l’altruisme semblerait dépendre de l’intelligence, au moins dans les situations complexes pour ce qui concerne les enfants, puisqu’un tel résultat n’a pour l’instant pas pu être répliqué chez les adultes.
Voyons maintenant ce qu’il en est de sujets HPI un peu plus âgés. Toujours en 2012, Lee et ses collègues ont évalué la sociabilité de 1526 collégiens et lycéens HPI qui avaient été enrôlés dans un programme éducatif d’été pour jeunes HPI. Notons ici qu’il s’agissait de jeunes qui avaient la possibilité d’interagir avec des pairs semblables au moins ponctuellement, parce que c’est une nuance importante comme je le soulignerai plus tard. Quoi qu’il en soit, les jeunes HPI observés par Lee et al. (2012) rapportaient avoir une perception très positive de leurs capacités d’interaction avec les autres. 82.4% d’entre eux pensaient que les autres aimaient se retrouver en leur compagnie et 84.5% que les autres s’amusaient bien avec eux. 76.4% estimaient être gentils avec les gens et ils étaient 75.9% à penser avoir aussi la capacité de les faire rire. 90.6% se déclaraient également satisfaits du nombre de leurs amis et 94% de la qualité de leurs relations avec eux. Ils n’exprimaient pas de difficultés pour s’en faire de nouveaux. Lee et ses collègues concluaient, comme d’autres avant eux, que rien n’indique que les individus HPI soient socialement ou émotionnellement plus vulnérables. Bien entendu, cela peut leur arriver, mais ce n’est pas leur intelligence qui les y prépare.
Ce qui est intéressant dans l’étude de Lee dont je viens de résumer les résultats, c’est que les auteurs se sont intéressés à la sociabilité, c’est-à-dire à une caractéristique interne — une caractéristique de la personnalité — que l’on peut définir comme la capacité de bien s’entendre avec les autres, à s’engager volontiers dans des relations sociales. Or, si l’on s’intéresse à la compétence sociale, la sociabilité est une variable intéressante. Intuitivement, on conçoit bien qu’il s’agit d’une condition nécessaire pour pouvoir développer avec les autres des relations harmonieuses, même si ce n’est pas une condition suffisante. C’est-à-dire qu’on peut être une personne sociable et se retrouver dans un milieu invalidant où elle ne suffit encore pas pour s’intégrer.
Ce qu’il faut retenir à ce stade, c’est que si j’ai pu vous citer des études (il y en a d’autres) concernant différentes aptitudes qui interviennent dans la compétence sociale, ces études concernent les enfants et les adolescents HPI. Vous me direz, au moins, ça règle la question pour eux. Toutefois, il n’en existe pas concernant les adultes, en tout cas pas à ma connaissance, ce qui laisse beaucoup de zones d’ombre. Par exemple, serait-il possible qu’ils deviennent moins sociables en vieillissant ? Qu’ils soient rattrapés par le décalage qu’ils notent avec leurs pairs depuis l’enfance et encore ensuite à l’âge adulte (e.g., Rinn & Bishop, 2015) ? C’est ce type de question que nous nous sommes posées avec ma co-auteure dans une étude que nous avons réalisée en 2018 : qu’en est-il de la sociabilité des adultes HPI ?
Mais nous sommes allées un peu plus loin que cette première question de la sociabilité des adultes HPI. Parce qu’il y a aussi ceci, que vous avez dû souvent entendre ou lire. Ainsi, une supposée fragilité émotionnelle poserait des problèmes aux adultes HPI pour créer du lien avec les autres, ce qui conduirait à une vie plus solitaire. Là encore, rien dans la littérature scientifique ne permet de soutenir un tel point de vue. Oui, ce n’est pas facile de trouver des pairs avec lesquels partager les mêmes centres d’intérêt (Adams-Byers, Whitsell, & Moon, 2004) quand on s’intéresse par exemple à l’astronomie plutôt qu’au foot. Oui, ce n’est pas évident de travailler avec les autres quand on a un raisonnement généralement plus rapide et efficace. Prenons du coup cette idée souvent rapportée que les adultes HPI préfèreraient travailler seuls, notamment dans la sphère professionnelle (Davis & Rimm, 2004). C’est vrai, mais pas toujours. French, Walker & Shore ont par exemple montré en 2011 que beaucoup de personnes HPI apprécient le travail collaboratif lorsqu’ils se sentent appréciés par leurs collègues. Lorsqu’ils se sentent appréciés par leurs collègues…
En fait, il semblerait que les sujets HPI soient effectivement plus solitaires que les autres, mais pas parce qu’ils n’aiment pas les autres ou parce qu’ils seraient socialement incompétents. Ils seraient plus solitaires, mais par nature et d’une certaine manière par nécessité. Adolescents, ils auraient effectivement plus que leurs pairs normaux besoin de temps pour assouvir des passions qui leur importent et qui sont souvent solitaires comme peindre, écrire, jouer de la musique, ou résoudre des problèmes de mathématiques. C’est au moins ce que concluait en 1997 Csikszentmihalyi et ses collègues. En fait, les adolescents que ce chercheur a observé avec ses collègues passaient chaque semaine par choix 5 heures de plus seuls que leurs pairs du même âge. Mais ils employaient 3 heures de ce temps à des activités ayant une connotation sociale comme téléphoner ou écrire à des amis, quand leurs pairs n’y consacraient qu’une demi-heure. En bref, les jeunes HPI employaient plus de temps à leurs relations sociales mais sans nécessairement rechercher des contacts directs.
Ce rapport complexe à la solitude (pour le moins !) semble se poursuivre à l’âge adulte. Grâce à une grande étude menée sur plus de 15 000 sujets américains âgés de 18 à 29 ans, Li et Kanazawa ont effectivement montré en 2016 que les individus de QI modeste se déclaraient deux fois plus heureux que les individus HQI quand ils vivent à la campagne — c’est le graphique de gauche. Ces mêmes individus de QI modeste étaient également plus heureux lorsqu’ils pouvaient avoir des interactions sociales fréquentes — ce qui est montré sur le graphique de droite ci-dessous. Au contraire, les individus HPI rapportent mieux s’adapter au contexte moderne des grandes villes, à ses défis, ses situations inédites et sa complexité. Plus encore, ils déclarent se porter moins bien à la campagne où ils seraient contraints à plus de contacts sociaux, c’est-à-dire un contexte où ils ne peuvent pas choisir la fréquence et la qualité de leurs interactions sociales. En fait, les adultes HPI pourraient être plus solitaires et mieux se porter en limitant leurs interactions avec peu d’amis.
Alors, voici ce que nous avons fait lors de notre étude (Boisselier & Soubelet, 2018). En gardant bien en tête la différence qui existe entre une solitude choisie (celle dont je viens de parler) et une solitude imposée par le rejet des pairs (Burks, Jensen, & Terman, 1930), nous avons constitué deux groupes. Le premier se composait de 106 adultes qui pouvaient nous fournir un score de QI total supérieur à 130. Nous l’avons comparé à un groupe de 106 adultes issus de la population standard et déclarant n’avoir jamais été identifiés comme HPI. L’âge moyen dans les 2 groupes était d’environ 37 ans, allant de 18 à 68 ans. Il y avait quasiment autant de femmes que d’hommes dans chacun des groupes.
Donc, à ces deux groupes de 106 participants chacun où il y avait autant de femmes que d’hommes, nous avons administré en ligne la version française de l’Echelle de Sociotropie et d’Autonomie de Beck et ses collègues (1983). Cette échelle permet de déterminer deux facteurs de personnalité — la sociotropie et l’autonomie — considérés comme des "styles cognitifs". Il faut savoir que la sociotropie dispose d’une définition quasiment identique à celle de la sociabilité puisqu’elle réfère à la motivation des personnes à s’engager dans des interactions positives avec les autres (Bieling et al., 2000).
Chacune des deux dimensions de la personnalité se découpe à son tour en deux sous-échelles :
— Pour la Sociotropie : (1) L’importance accordée au regard d’autrui incluant l’attention portée aux autres, et (2) Le besoin d’affiliation sociale et la recherche de soutien social.
— Pour l’Autonomie : (1) L’engagement à réaliser ses objectifs et l’indépendance sociale, et (2) L’attrait pour la solitude et l’importance accordée à la liberté de mouvement et d’action.
Les résultats (ci-dessus) indiquaient que les adultes HPI étaient en moyenne significativement plus sociables et plus autonomes que leurs pairs non-HPI et le genre n’interférait pas dans ces résultats.
Concernant la sociotropie, les adultes HPI présentaient une moyenne plus élevée sur la dimension Importance Accordée au Regard d’Autrui, et une moyenne plus basse sur le besoin d’affiliation et Recherche de Soutien Social. Il semblerait donc que les adultes HPI soient plus sociables que leurs pairs, mais avec des moyennes inversées, c’est-à-dire selon des modalités qui sont différentes de celles de la majorité des gens.
Concernant l’autonomie, les résultats étaient également significatifs sur les deux dimensions mesurées. Les participants HPI obtenaient une moyenne plus élevée à la fois sur les dimensions de Réalisation d’Objectifs et Indépendance et Valorisation de la Liberté de Mouvement et d’action qui inclut l’attrait pour la solitude.
Je ne vais pas m’étendre sur l’attrait pour la solitude car le résultat que nous obtenons renvoie aux études que j’ai citées il y a quelques minutes en s’accordant avec leurs résultats. J’ajouterai simplement que ce besoin affirmé de temps pour soi ne signifie pas nécessairement que les adultes HPI sont plus solitaires parce qu’ils se dédient exclusivement à leur carrière professionnelle ; certaines études montrent qu’ils sont aussi engagés dans l’atteinte d’objectifs familiaux (Perrone, Civiletto, Webb, & Fitch, 2004). En vieillissant, ces objectifs personnels, lorsqu’ils sont remplis, constituent même ce qu’ils citent parmi leurs meilleures grandes décisions de vie (Perrone McGovern et al., 2011). Mais dans leurs activités professionnelles, l’un de leurs principaux motifs de satisfaction est de pouvoir être “indépendants dans leurs réflexions et leurs activités“ (Siekańska & Sękowski, 2006). Ils sont également plus satisfaits de leur job s’ils peuvent atteindre une position qui leur permet une grande indépendance (Persson, 2009).
Revenons maintenant plus en détails sur la sociabilité. Déjà, les adultes HPI rapportent un besoin moindre d’affiliation sociale, ce qui va de pair avec leur plus grande autonomie. Cela veut dire que les adultes HPI seraient moins susceptibles que les autres de rechercher systématiquement de l’aide et du soutien lorsqu’ils rencontrent des difficultés matérielles ou morales dans leur vie de tous les jours, ou pour être assistés dans leurs entreprises et leurs projets. En d’autres termes, ils se débrouillent tous seuls. Au cours d’une étude conduite en 2012 auprès de 974 enfants HPI israéliens, Shechtman et Silektor avaient trouvé que ces derniers déclaraient avoir plus de difficultés à se confier et se sentir plus inconfortables dans des relations d’amitié intimes que leurs pairs non HPI, même pour les plus populaires d’entre eux. Pour les deux chercheures, un sentiment plus important de devoir se contrôler associé à une meilleure compréhension des situations sociales (y compris les indices non verbaux) inciterait les enfants HPI à éviter de trop s’exposer en se liant trop profondément d’amitié. Peut-être que c’est justement en raison de leur crainte du jugement et de l’évaluation. Ces caractéristiques pourraient se retrouver auprès des adultes HPI évalués dans notre étude qui expriment, au sein de l’échelle d’autonomie, leur crainte de l’intrusion dans la vie privée et également le sentiment de devoir se contrôler.
En comparaison des résultats obtenus par le groupe de référence, les adultes HPI que nous avons interrogés déclaraient également accorder plus d’importance au regard d’autrui, au sens où ils éprouveraient plus de crainte à l’idée d’être critiqués et rejetés ; ils placeraient plus d’importance sur la manière dont ils peuvent être évalués et jugés. Ce résultat pourrait expliquer pourquoi la discrimination et même l’ostracisme dont certains sont victimes à l’adolescence les affecterait plus émotionnellement. En poussant plus loin l’hypothèse, on peut envisager que c’est cette importance placée dans la crainte de l’évaluation et du jugement qui les conduirait partiellement à déclarer plus de difficultés sociales dans certaines études (Peterson, Duncan & Canady, 2009. Mais si j’emploie le mot « partiellement », c’est quand même à dessein. Parce que dans le même temps, j’évoque des facteurs externes en parlant de la discrimination et même de l’ostracisme, de moqueries, d’intimidation… dont certains sont victimes à l’adolescence. Et si tous les jeunes HPI n’en sont pas victimes (ne faisons pas de généralités), ces faits sont bien là. Et finalement, nous avons probablement ici le fin mot de l’histoire.
Non, l’intelligence ne prépare pas à connaître des difficultés socio-émotionnelles, et c’est d’ailleurs pour cela que tous les HPI n’en déclarent pas. Mais dans le même temps, leur intelligence ne les met pas à l’abri de rencontrer des difficultés psychosociales dues à des facteurs externes.
Plusieurs de ces facteurs ont été identifiés dans la littérature scientifique, et tout d’abord le décalage entre certaines de leurs caractéristiques et les normes en vigueur sanctionnant l’étude et l’érudition (Zeidner, Matthews, & Roberts, 2012), au point de conduire parfois jusqu’à la sanction sociale (Frank & McBee, 2003). Chamorro-Premuzic & Furhnam ont écrit en 2006 que ces normes révèleraient une aversion largement partagée par le sens commun à l’idée d’être évalué par des outils tels que les échelles de QI. Quant au concept de QI lui-même, les auteurs analysent qu’il représenterait une menace à l’illusion d’une société égalitariste, générant un conflit dans l’esprit de la majorité des gens attachés à une progression sociale uniquement déterminée par le mérite. Tanja Baudson en a apporté une illustration frappante en 2016 lors d’une étude lui ayant permis d’interroger dans la rue 1029 adultes allemands âgés entre 18 et 69 ans. Ses résultats confirment que deux-tiers des stéréotypes attachés au haut potentiel sont négatifs, surtout ceux concernant les adultes : dans la croyance populaire, être un enfant socialement incompétent conduirait invariablement à devenir un adulte rébarbatif et inadapté. Connaître une personne à haut potentiel n’influence d’ailleurs pas l’image que les gens peuvent en avoir ; ils pensent avoir affaire à une exception dont on ne peut pas généraliser le cas. A terme, il semble que chacun participe plus ou moins à véhiculer les idées reçues autour des individus HPI avec des conséquences assez désastreuses. Une étude d’Antonakis, House, & Simonton parue en 2017 suggère ainsi que les personnes trop intelligentes seraient perçues en entreprise comme distantes et détachées au point que souvent même, on leur dénierait la capacité de faire de bons leaders.
Mais il ne faut pas croire que cette discrimination apparaît à l’âge adulte, même si, comme je l’ai déjà précisé, tous les jeunes HPI ne font pas l’expérience de difficultés sociales, dépendant des environnements dans lesquels ils évoluent (Cross, 2015) et du soutien offert par leurs parents (Montemayor, 1984). Même si mon intervention se centre plus aujourd’hui sur les adultes, je sais qu’il y a dans la salle beaucoup de parents d’enfants et d’adolescents HPI. Certains, HPI eux-mêmes pourront retrouver quelques éléments biographiques dans les quelques mots que je vais leur consacrer. Concernant les plus jeunes, donc. Nombreux sont ceux qui sont confrontés à l’inadéquation d’environnements scolaires ou familiaux conçus pour correspondre à leurs pairs d’âge non HPI et alors qu’ils font montre d’une plus grande maturité sociale et intellectuelle (Robinson & Reis, 2016). Ce n’est pas pour rien que certains se forcent à sous-performer à l’école pour s’intégrer. S’y ajoutent des facteurs de risques supplémentaires ou aggravants tels que l’hétérogénéité du profil de QI, l’adolescence, la réussite scolaire, le genre féminin, et une scolarisation en milieu hétérogène surtout si ce milieu est invalidant (Lee et al., 2012 ; Neihart, 1999 ; Zettergren & Bergman, 2014).
Je ne vais pas détailler tous ces facteurs mais simplement m’arrêter sur le genre féminin, parce que la discrimination dont les filles HPI peuvent faire l’objet dépasse certainement toutes les autres ; notamment au moment de l’adolescence, si elles ont de bons résultats scolaires et sont scolarisées en milieu hétérogène. Il faut savoir que les stéréotypes disqualifiants de genre quant aux aptitudes intellectuelles des filles émergent très tôt, puisqu’ils sont acquis dès l’âge de 6 ans (Bian, Leslie, & Cimpian, 2017).
Une étude de Luftig & Nichols datant de 1990 a montré que les filles HPI tendraient à être les moins populaires dans leurs groupes d’âge. Elles auraient un statut social inférieur à celui des filles non-HPI et à celui des garçons HPI et non-HPI. Celles qui montrent leur volonté d’être meilleures en s’engageant explicitement dans la compétition ont été associées avec un appauvrissement de leurs relations amicales et une perte d’amis à moyen terme, c’est-à-dire seulement au cours d’une même année scolaire (Schapiro, Schneider, Shore, Margison & Udvari, 2009). Voilà de quoi être glacés…
Pour finir, et en conclusion de ce tour d’horizon, il semblerait que notre étude était la première à évaluer la sociabilité et l’attrait pour la solitude chez les adultes HPI. Elle suggère à son tour qu’ils ont tendance à être plus sociables que leurs pairs dans la population générale. Les résultats qu’ils obtiennent sur les deux composantes de la sociotropie sont toutefois inversées par rapport aux adultes de référence : tout en rapportant avoir une sensibilité sociale plus élevée incluant l’attention portée à autrui et la crainte du jugement et du rejet, ils déclarent avoir un besoin d’affiliation sociale moindre. Cette seconde caractéristique, nourrie par un style de personnalité nettement plus autonome orientée vers l’atteinte de buts et la liberté d’action et de mouvement, s’accompagne d’un attrait pour la solitude supérieur. L’ensemble laisse entendre que si les adultes HPI sont très motivés à initier, forger et maintenir des relations positives avec les autres, ils n’expriment pas les mêmes besoins que leurs pairs concernant la fréquence, la quantité et la qualité de ces interactions. Ils pourraient être plus solitaires et mieux se porter en limitant leurs interactions avec peu d’amis."
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