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Photo du rédacteurNathalie Boisselier

Sur les sables mouvants : l’hypersensibilité

L’hypersensibilité a le vent en poupe et fait recette sur internet et dans les livres de psychologie populaire. Mais qu’en est-il réellement de ce concept ?


Image Pixabay


Ce n’est pas facile de se rendre pour la première fois chez le psychologue pour se dévoiler dans sa fragilité, dans ses souffrances, ses chagrins et ses peurs. Quand les choses dérapent, ce sont toujours les émotions qui se dérèglent. Alors, la tentation est grande de croire que l’on ressent les choses plus intensément, plus profondément que les autres. Et de se reconnaître dans des caractéristiques comme l’hypersensibilité.


Ces derniers mois, rares sont les patients reçus en consultation qui ne se reconnaissaient pas dans cette étiquette, qui s’interrogeaient, demandaient parfois à être « testés ». Et c’est bien normal. Ils avaient pour la plupart fait des recherches sur internet pour essayer de comprendre la cause de leurs maux. Et partout ils lisaient ce mot : « hypersensible », avec des descriptions si vagues mais à la fois si flatteuses que cette caractéristique semblait leur aller comme un gant, pouvoir tout expliquer. J’ai dû prendre l’habitude de leur expliquer les contours et les limites du concept d’hypersensibilité avant toute chose, c’est-à-dire avant même ou presque de m’enquérir de leur histoire.


Pour ce faire, mais également pour répondre à l’impératif d’informer ma clinique avec les résultats de la recherche, j’ai dû me plonger dans la littérature scientifique autour du concept d’hypersensibilité.


J’ai donc décidé de partager ici ce que j’ai pu apprendre de ces lectures d’études de l’hypersensibilité. Cet article, dont je partagerai désormais le lien à mes patients, devrait permettre de réduire le temps (qu’ils payent) consacré à un sujet qui ne les concerne pas dans l’extrême majorité des cas, sans pour autant balayer d’un revers ce qu’ils pensent qui pourrait les concerner.


Qu’est-ce que l’hypersensibilité ?

Les humains n’ont que deux manières pour se renseigner moment après moment sur le monde qui les entoure. Ils peuvent soit le faire à partir des indices prélevés par leurs sens (vue, odorat, ouïe, toucher, goût) pour ce qui concerne le monde extérieur ; soit à partir de leurs pensées, sensations corporelles et émotions pour ce qui concerne leur monde intérieur.

Mais il existe des différences entre les gens quant aux seuils auxquels ils réagissent à ces stimuli. Parmi les théories qui ont tenté de conceptualiser la notion de seuil sensoriel et émotionnel, la plus souvent citée ces derniers temps en France est celle développée par Elaine Aron à partir de la fin des années 1990. La principale raison pour cela est que le concept de Sensibilité des Processus Sensoriels (Sensory-Processing Sensitivity, SPS) qu’elle postule — et surtout celui de personne très sensible (highly sensitive person) qui en découle — pourraient être ce qu’il y a de plus proche pour traduire de l’anglais au français le mot « hypersensibilité ».


Elaine Aron définit la Sensibilité des Processus Sensoriels (SPS) comme une caractéristique innée renvoyant au seuil auquel les personnes réagiraient aux stimuli extérieurs et à leurs états émotionnels transitoires. Quant aux personnes hypersensibles, ce serait celles qui ont tendance à traiter les informations sensorielles à un seuil plus bas que les autres et donc à noter les moindres variations d’un environnement donné. Cette sensibilité accrue aux stimuli sensoriels s'accompagnerait d'une plus grande profondeur dans leur traitement et, en conséquence, se solderait par une réponse émotionnelle augmentée (E. Aron & Aron, 1997 ; Smith et al., 2019).


L’évaluation individuelle de la SPS se fait à travers la HSPS (Highly Sensitive Person Scale), un auto-questionnaire conçu par Aron à partir d’une première étude qualitative (E. Aron & Aron, 1997). Cette étude a été suivie de six études quantitatives permettant de le valider. Ces études ont également permis d’établir que l’hypersensibilité ne serait pas un trouble du traitement des informations sensorielles, et qu’elle serait aussi différente de l’émotivité et de l’introversion sociale.

Néanmoins, E. Aron avait au départ forgé son concept en référence à l’introversion chez l’adulte et à l’inhibition chez l’enfant. Elle présentait l’hypersensibilité comme le substrat à partir duquel se développait d’abord l’inhibition puis l’introversion et sous-tendant plus généralement la timidité innée. Ce lien a été ensuite tempéré et il semble qu’en termes d’association avec des traits de la personnalité, l’hypersensibilité s’associe modérément avec l’Introversion et de manière plus solide avec le Névrosisme, défini comme une tendance à expérimenter des affects négatifs dans le modèle de la personnalité du Big Five (Assary et al., 2021).


En termes pratiques pour la clinique, cela veut dire que toutes les personnes hypersensibles ne sont pas nécessairement introverties ni n’ont tendance à éprouver en permanence des émotions négatives, mais ces associations arrivent plus souvent que le hasard. Ainsi, l’introversion et surtout le névrosisme sont des signes d’appel pour identifier une personne hypersensible. Dit autrement, une personne introvertie a plus de chances d’être hypersensible qu’une personne extravertie (quoi que ce ne soit pas impossible), et une personne ayant une tendance au Névrosisme a plus de chances d’être hypersensible qu’une personne stable sur le plan émotionnel.



Peut-on voir l’hypersensibilité dans le cerveau ?

En tant que trait tempéramental (i.e., inné / donné à la naissance), Elaine Aron supposait dans son papier original (E. Aron & Aron, 1997) que l’hypersensibilité prendrait origine dans le cerveau sous la forme de différences au niveau du système comportemental de l’inhibition comprenant le système septo-hippocampique, ses afférences monoaminergiques provenant du tronc cérébral et sa projection néocorticale dans le lobe frontal. Ce système serait notamment sensible à la punition, à l’absence de récompense et à la nouveauté.


Ultérieurement, la revue des études de neuro-imagerie d'Acevedo et al. (2018) a permis de mieux préciser les localisations cérébrales de la SPS en confirmant l’implication du système de la récompense qui engage notamment le striatum ventral et la dopamine (Acevedo et al., 2018). Ceci étant, le circuit de la récompense dans le cerveau est impliqué dans de nombreux processus dès la naissance. Par exemple, une étude de tomographie par émission de positrons de Pruessner et al. (2004) a montré qu'un faible niveau de soins maternels rapportés par des jeunes adultes était associé à une réponse élevée de la dopamine au stress dans le striatum ventral.

Il est un fait connu qu’un même substrat cérébral (structure ou neuro-hormone) peut être impliqué dans plusieurs fonctions. Le fait que le striatum ventral et la dopamine soient à la fois impliqués dans le SPS et dans le système de l’attachement n’invalide donc pas a priori le concept de SPS. Néanmoins, la manière dont le SPS se distingue de certains troubles cliniques dont les symptômes se chevauchent et sa dépendance de l'environnement de l'enfance n'est pas toujours claire, ce qui rend cruciale la question des localisations cérébrales. Quoi que ne reposant que sur 4 études, la revue d’Acevedo et al. (2018) suggère que la SPS repose bien sur un circuit cérébral unique. Dont acte. Mais l'auteur montre également que ce circuit cérébral se recoupe grandement avec ce qui a pu être observé au niveau central dans les Troubles du Spectre de l’Autisme (TSA), le Trouble Stress Post-Traumatique (TSPT) et la schizophrénie, des troubles qui impliquent tous des problèmes sensoriels et une hyper- ou hypo-réactivité aux stimuli. Une des implications importantes de ce résultat pour la clinique, c’est qu’il faut être très prudent quant à l’identification des personnes hypersensibles et qu’il faut proscrire absolument l’auto-identification. Mais j’aurai l’occasion de le répéter plus loin, tant c’est important.



De quoi se compose l’hypersensibilité ?

Il est assez courant d’observer qu’une caractéristique humaine ne repose pas sur une seule composante (aussi appelés facteur, facette, ou sous-dimension), mais sur plusieurs. Par exemple, le modèle de personnalité du Big Five (Costa & MacCrae, 1992) postule l’existence de 5 traits ou dimensions de la personnalité qui seraient partagés par tous les humains à divers degrés. Parmi ces traits, le trait Névrosisme, par exemple, se décompose en 6 facettes : Anxiété, Colère-Hostilité, Conscience de soi, Impulsivité, et Vulnérabilité. Cette structure globale et celle de chaque dimension (on parle de structure factorielle) a été déduite à l’aide d’analyses statistiques en appliquant le questionnaire de personnalité NEO-PI-3 (McCrae & Costa, 2016) à diverses populations issues de différentes cultures, puis en analysant les données.


Le même type de travail de recueil et d’analyse de données a été réalisé au cours de diverses études pour rechercher quelle pourrait être la structure factorielle de la HSPS (Highly Sensitive Person Scale ; E. Aron & Aron, 1997), incluant de rechercher quelles pourraient être ses composantes. Les résultats publiés ne permettent pas vraiment de trancher car la structure factorielle de la HSPS a été plusieurs fois remise en question (Smith et al., 2019). Par exemple et alors que Aron et Aron (1997) postulaient un construit unidimensionnel (l’hypersensibilité serait un caractéristique unique), l’analyse des données prélevées sur un échantillon de 171 participants académiquement doués âgés en moyenne de 20 ans permettait à Rinn et al. (2018) d’aboutir à une structure en deux facteurs. Une première sous-dimension renvoyait à la probabilité d'une réaction psychologique négative à des stimuli sensoriels intenses (Inconfort sensoriel), tandis qu’une deuxième dimension reflétait la tendance attentionnelle à ressasser les évènements sensoriels internes et externes (Sensibilité orientée). Cette structure factorielle, également mise en lumière par Evans et Rothbart (2008), laisse entendre assez clairement que l’échelle d’évaluation de la sensibilité d’Aron représente les aspects négatifs du traitement sensoriel (Liss et al., 2008).


Mais d’autres études laissent apparaître des solutions à trois facteurs (voir Smith et al., 2019 pour les références). L’hypersensibibilité serait alors la résultante de trois composantes, dont l’une suggère cette fois que l’hypersensibilité concerne également les aspects positifs du traitement sensoriel : (1) Seuil sensoriel bas (LST), c'est-à-dire une sensibilité à des stimuli externes subtils, (2) Facilité d'excitation (EOE), c'est-à-dire la tendance à être facilement submergé par des stimuli internes et externes, et (3) Sensibilité esthétique (AES), c'est-à-dire l'ouverture aux expériences esthétiques et aux stimuli positifs, et le plaisir qu'elles procurent.


Le manque de clarté quant au nombre de facteurs qui composent réellement la HSPS est problématique puisque la différence entre une structure à deux composantes et une structure à trois composantes réside dans le fait que les personnes hypersensibles le seraient aussi bien (ou pas) aux stimuli positifs et négatifs. Le fait que des études ne mettent pas systématiquement en lumière la troisième dimension AES peut suggérer que l’hypersensibilité aux stimuli positifs n’est pas donnée à toutes les personnes ayant des scores élevés sur la HSPS et que cela dépendrait plus de leur environnement que de leurs gènes. Nous y reviendrons plusieurs fois dans cet article, mais cette hypothèse est raisonnable si l’on tient compte des résultats d’études indiquant que les personnes hypersensibles sont extrêmement dépendantes de la nature de leur environnement, et à d’autres résultats indiquant un lien entre la sensibilité, le névrosisme, et la tendance à ressasser (Greven et al., 2019). Plutôt négatives de nature, il est possible que les personnes hypersensibles ne développent la sphère sensorielle et émotionnelle positive que dans de très rares conditions, et que cela se retrouve dans certaines études en fonction des échantillons.


A ce propos, Greven et al. (2019) écrivent que la structure à trois sous-dimensions de la HSPS est celle la plus étayée au niveau psychométrique à ce jour. Mais il reste à s’interroger sur les limites des études qui ont recherché les qualités psychométriques de la HSPS, quelle que soit la structure que l’analyse de leurs données permettait de mettre en lumière. Une de ces limites est le faible effectif des groupes expérimentaux. Ainsi, la méta-analyse de Smith et al. (2019) incluait certes 23 études. Mais l’effectif global de l’échantillon analysé était en dessous de 5000 personnes, et ces personnes étaient toutes issues de la même culture occidentale.


Au-delà de l’incertitude quant aux composantes de l’hypersensibilité, nous ne savons donc pas s’il s’agit d’une caractéristique universelle ou culture-dépendante. En outre, aucune étude sélectionnée par Smith et al. (2019) au cours de leur méta-analyse n’évaluait la fiabilité test-retest. Cela signifie que nous ne savons pas non plus si l’hypersensibilité est une caractéristique stable : deux mesures prises à deux moments différents chez un même individu pourraient bien donner un résultat différent.


En l’attente d’études multiculturelles incluant un grand nombre de personnes issues de populations cliniques et non cliniques, la plus grande prudence est nécessaire et il n’est pas possible d’affirmer sans risque de se tromper que l’on est hypersensible de la même manière partout dans le monde, que cette caractéristique est temporellement stable, ou encore que les personnes hypersensibles éprouvent également la joie et l’amour plus facilement et plus profondément que celles qui ne sont pas hypersensibles.



L’hypersensibilité concerne-t-elle aussi les émotions ?

A cette question, Elaine Aron répond par l’affirmative, et voici comment elle établissait le lien en 1997. Le concept de personne hypersensible (highly sensitive person) faisait alors bien d’abord référence à une hyperexcitabilité des cinq sens, à savoir : la vue, l’audition, l’odorat, le toucher et le goût. En d’autres termes, l’hypersensibilité concerne les personnes qui se retrouvent submergées lorsqu’elles se retrouvent dans des environnements trop lumineux (par ex., néons des centres commerciaux) ou trop bruyants, saturés d’odeurs (par ex., une fête foraine). L’hypersensibilité concernerait également les personnes qui sur-réagissent à certaines saveurs (par ex., l’acide ou l’amer) ou ne peuvent pas porter/toucher certaines matières (par ex., textiles).


A partir de cette hypersensibilité sensorielle environnementale, Elaine Aron postulait l’existence d’une cascade où les réactions émotionnelles exacerbées succèdent à la sur-sollicitation sensorielle chez les personnes hypersensibles. On peut le comprendre : une personne trop sensible confrontée aux bruits, aux cris, à la cacophonie de musiques trop fortes, et aux odeurs fortes d’une fête foraine nocturne va certainement y réagir par une vague d’émotions violentes. Au cours du temps, cette personne apprendra à craindre ce genre de situation, d’autant plus qu’elle a tendance à les ressasser, à ruminer ; c’est ce que veut dire la « plus grande profondeur de traitement des stimuli » dans la définition de l’hypersensibilité rappelée par Smith et al. (2019). Finalement, les personnes hypersensibles développeraient une anxiété sociale appelée « faible sociabilité » par Elaine Aron.


Voici comment elle faisait le lien entre l’hypersensibilité et la sociabilité dans son papier original (E. Aron & Aron, 1997). Elle y supposait, rappelons-le, que l’hypersensibilité constitue le substrat tempéramental sur lequel se développent les personnalités introverties, des personnes dont elle écrivait qu’elles étaient réputées pour avoir une sociabilité faible. Elle postulait que si ces personnes introverties ont tendance à fuir les relations sociales, c’est parce que la plupart de celles-ci sont des situations de groupe avec potentiellement beaucoup de stimulations sensorielles. Une faible sociabilité serait alors une stratégie pour éviter la sur-stimulation sensorielle. Puis, au fil du temps, les personnes introverties et donc hautement sensibles accumuleraient des expériences sociales négatives, ce qui servirait circulairement de renforçateur pour persister dans l’évitement des situations sociales. L’anxiété sociale serait alors consécutive à l’hypersensibilité, mais elle se présenterait comme un construit indépendant.


La leçon à en tirer est que OUI, l’hypersensibilité concerne aussi les émotions sans nécessairement une sur-sollicitation sensorielle préalable. Une anxiété sociale peut même se développer chez les personnes hypersensibles. Par exemple, Meyer et al. (2005) ont observé qu’une sensibilité sensorielle (SPS) plus élevée conduisait à des réactions cognitives et émotionnelles plus négatives face à des scénarios sociaux ambigus, ce qui constitue un facteur de risque cognitif associé à l'anxiété (Lau & Waters, 2017). Mais en amont du trouble d’anxiété sociale, il n’y a pas forcément une hypersensibilité des processus sensoriels. Toutes les personnes qui souffrent d’anxiété sociale (ou manquent de sociabilité) ne sont pas hypersensibles, ce qui alerte à nouveau sur les dangers d’une identification trop rapide ou de l’auto-identification.



Peut-on confondre l’hypersensibilité avec le symptôme d’autres troubles ?

Cette question est importante puisque les psychologues savent bien qu’un même comportement observé chez deux personnes peut renvoyer à des causes extrêmement différentes. De la sorte, des scores hauts sur l’échelle de mesure de l’hypersensibilité (HSPS, E. Aron & Aron, 1997) ont pu être associés à l’autisme (Liss et al., 2008). Les personnes souffrant d’un Trouble du Spectre de l’Autisme (TSA) rencontrent des difficultés majeures dans la communication sociale. Elles ont également une sensibilité accrue aux stimuli sensoriels auxquels elles peuvent réagir involontairement par des « meltdowns » (explosions de colères, crises d’angoisse) ou des « shutdowns » (retrait en réaction au stress).


Toutefois, les substrats cérébraux sont différents dans l’hypersensibilité et dans l’autisme (Acevedo et al., 2018), ce qui veut dire que, dans sa présentation clinique, l’hypersensibilité est loin d’être distinctive et qu’elle peut se confondre avec le symptôme de certains troubles comme l’autisme. Il faut donc bien conserver en tête que la probabilité est grande de confondre l’hypersensibilité avec l’expression de l’autisme, surtout chez les personnes qui se positionnent bas sur le spectre (ancien syndrome d’Asperger).


Ce qui est valable pour le TSA l’est également pour d’autres troubles qui se manifestent par une hyper-réactivité aux stimuli sensoriels et émotionnels, particulièrement le Trouble du Stress Post-Traumatique, TSPT (Acevedo et al., 2018). Mais c’est aussi valable pour le TDA/H (Panagiotidi et al., 2020), l’anxiété, la dépression et l’alexithymie (difficulté à identifier et décrire ses sentiments) qui ont également été associées à l’hypersensibilité (Liss et al., 2008). Il est possible de souffrir de l’un de ces troubles et d’être hypersensible. Mais toutes les personnes traumatisées, souffrant d’un TDA/H, tous les dépressifs, les anxieux et les alexithymiques ne sont pas hypersensibles.


Il faut donc bien conserver à l'esprit que la probabilité est grande de confondre l’hypersensibilité avec l’expression d’autres troubles nécessitant des traitements très spécifiques (médicamenteux et psychothérapeutiques) qui ne sont pas interchangeables. Se croire hypersensible à tort ou avoir été identifié à tort comme hypersensible peut avoir des conséquences graves puisque cela peut couper les personnes de recevoir les bons soins et donc les empêcher d’aller mieux.



L’hypersensibilité est-elle donnée à la naissance ?

La caractéristique de l’hypersensibilité retrouvée de la manière la plus constante dans la littérature est qu’elle est tempéramentale, c’est-à-dire innée / donnée à la naissance. Aucune étude n’a jamais remis ce postulat en question. Aron et Aron (1997, p. 349) ont néanmoins proposé qu’elle puisse s’associer à d’autres caractéristiques et notamment au style d’attachement insécure évitant (traduction libre) :

« Une faible sociabilité, ou introversion, dans le sens où les personnes étrangères et les grands groupes sont évités, est une stratégie intelligente pour ceux qui sont nés très sensibles, mais elle convient aussi à d'autres, pour d'autres raisons - par exemple, ceux qui ont un style d'attachement évitant. »


Cette phrase est l’occasion de rappeler que, même s’ils évoluent grâce à la recherche, tous les concepts ont des limites. Il ne faut donc pas oublier de lire les mots « pour d’autres raisons » dans la phrase ci-dessus. Reconnaître des limites aux concepts permet d’éviter qu’ils se superposent les uns aux autres et qu’ils deviennent des concepts « fourre-tout » utilisés au détriment des patients. Ainsi, comme la personnalité, le style d’attachement des personnes se développe dans l’interaction entre leur génétique (le tempérament, inné) et l’environnement (la relation avec les figures principales d’attachement dans les premiers mois de la vie). Le style d’attachement n’est donc pas inné, il est acquis ; ce qui est inné, c’est le système de l’attachement lui-même. Donc, l’hypersensibilité décrite par Aron étant clairement positionnée comme tempéramentale, les personnes ayant un style d’attachement insécure-évitant peuvent être hypersensibles. Mais leur style d’attachement n’est pas nécessairement un gage d’hypersensibilité associée.


A cela, il faut ajouter que le système de régulation émotionnelle de l’adulte est un héritage direct de la relation d’attachement qu’il a eu avec ses donneurs de soins (Cassidy & Kobak, 1988; Kobak et al., 1993; Sroufe, 1996). C’est effectivement en fonction de ses expériences affectives (principalement parentales) que l’individu développe la capacité d’autoréguler ses affects (les affects sont des émotions conscientisées). C’est pourquoi chez l’adulte, les stratégies d’attachement sont considérées comme des stratégies de régulation émotionnelle et de traitement de l’information émotionnelle (Cassidy & Kobak, 1988; Kobak et al., 1993). Cela signifie qu’à partir du premier jour de notre vie, toute mesure de ces stratégies et traitements rendra compte d’une interaction Gênes x Environnement. Cela entraîne deux conséquences :

  1. Il devient extrêmement difficile de faire la part de ce qui relève de l’inné et de ce qui relève de l’environnement dès lors que les processus émotionnels sont évalués par questionnaire,

  2. Toute expérience acquise dans l’environnement susceptible de modifier les seuils de réactivité émotionnelle (par ex., stress ou adversité précoce) est aussi susceptible d’augmenter artificiellement le score lors de la passation d’un auto-questionnaire évaluant l’hypersensibilité.

L’hypersensibilité étant un trait tempéramental, il est très difficile de l’évaluer y compris chez les enfants, car elle peut être très facilement confondue avec un trouble affectant la régulation émotionnelle dont l’étiologie est à chercher ailleurs (par ex., l’adversité précoce).



Hérite-t-on systématiquement de l’hypersensibilité de ses parents ?

Un des moyens les plus sûrs trouvés par les chercheurs pour différencier les aspects liés à l’hérédité de ceux liés à l’expérience a été d’étudier les jumeaux, qu’il s’agisse de jumeaux monozygotes (partageant 100% de leurs gênes) ou de jumeaux hétérozygotes (partageant 50% de leurs gênes). On peut ainsi s’attendre à ce que des jumeaux monozygotes (MZ) aient par exemple un QI identique ou une personnalité similaire, c’est-à-dire que l’on peut s’attendre à trouver entre eux une corrélation génétique r = 1.00 (et r = 0.50 pour des jumeaux dyzygotes, DZ). Or, il n’en est rien : les corrélations avec soi-même n’étant déjà pas parfaites, on ne peut pas non plus s’attendre à en trouver de parfaite chez des jumeaux. Pour le QI, Bouchard et McGue (1981), indiquaient pour des jumeaux élevés ensemble chez des parents biologiques r MZ=.86 et r DZ=.60, ce qui permet d’obtenir un coefficient d’héritabilité : h2 = 2 (.86 -.60) = 52%. Cette héritabilité signifie que 52% des différences de QI observées entre les personnes sont dues à des facteurs génétiques.


Mais qu’en est-il pour les facteurs non-cognitifs ? Aucune étude ne semble avoir étudié l’héritabilité de l’hypersensibilité en se référant au modèle spécifique d’Aron. Toutefois, Assary et al. (2021) ont récemment étudié un échantillon de 2868 jumeaux adolescents en explorant l’héritabilité de la sensibilité environnementale, un concept très proche de la SPS et défini comme une sensibilité accrue aux stimuli présents dans l’environnement. Ils indiquaient un taux d’héritabilité de 47%, confirmant que la sensibilité environnementale est modérément héritable (Greven et al., 2019).


Mais Assary et al. (2021) indiquaient aussi que (traduction libre) : « les influences génétiques qui sous-tendent la sensibilité aux expériences négatives sont relativement distinctes de la sensibilité aux aspects plus positifs de l'environnement ». De plus, la majorité de l'héritabilité de la sensibilité s'expliquait dans l’étude d’Assary et al. (2021) par des facteurs génétiques qui influencent également les traits de personnalité du Big Five que sont le Neuroticisme et l'Introversion (on y revient…).


Cela veut donc dire que oui, l’hypersensibilité vue comme un facteur tempéramental est pour partie héritable. Mais les gens héritent plus de l’aspect négatif (tendance à expérimenter des affects négatifs en se focalisant sur les aspects aversifs ou menaçant des situations) que des aspects positifs.


L’étude d’Assary et al. (2021) ne va pas à contre-courant de la littérature. Dans la partie introductive de leur étude, Planalp et Goldsmith (2020) rapportent eux aussi que de nombreuses données confirment que les jumeaux monozygotes sont plus semblables que les jumeaux dizygotes pour la plupart des traits de tempérament (Gagne et al., 2009). Ils confirment également que la similitude entre paires de jumeaux est plus grande pour les aspects négatifs du tempérament que pour la positivité ou le niveau d'activité (Goldsmith et al., 1999). Par exemple, dans les travaux avec des nourrissons portant uniquement sur la peur de l’étranger, les jumeaux MZ étaient plus susceptibles que les jumeaux DZ d'être classés dans le même profil de trajectoire de développement de la peur (Brooker et al., 2013). Dans deux autres articles étudiant encore des nourrissons, une héritabilité modérée était estimée pour la colère (Gagne & Hill Goldsmith, 2011), mais aucun effet génétique n’était observé pour la positivité (Planalp et al., 2017). Cela explique certainement pourquoi, en fonction des groupes expérimentaux sur lesquels sont réalisées les analyses, les études psychométriques du questionnaire d’hypersensibilité d’Aron n’aboutissent pas toujours à une structure factorielle impliquant le facteur de Sensibilité esthétique (AES). Cette composante semble bien se présenter comme une compétence apprise plutôt que comme une composante innée.


A ces éléments peut s’ajouter le résultat de la méta-analyse de 397 études de neuro-imagerie de Lindquist et al. (2016). Cette étude s’intéressait au traitement de la valence émotionnelle, un processus permettant de déterminer au niveau cérébral si une émotion est positive ou négative. Les auteurs trouvaient peu de preuves que l’attribution de la valence d’une émotion soit sous la gouverne d’un système cérébral unique ou sous la gouverne de deux systèmes cérébraux indépendants. Au niveau de l'activité cérébrale mesurable par IRMf, la valence apparait comme déterminée de manière flexible à travers différentes instances par un ensemble de régions cérébrales limbiques et paralimbiques. Ce résultat suggère que des résultats obtenus au cours d’une étude impliquant des émotions négatives ne peuvent pas nécessairement être généralisé aux émotions positives sans risque d’erreur.

Il est à nouveau raisonnable de faire l’hypothèse que les personnes hypersensibles ne sont pas nécessairement aussi prédisposées à être plus sensibles à l’art ou la musique, ou bien qu’ils éprouvent plus intensément l’amour ou la joie. L’hypersensibilité semble bien ne concerner que la sphère des émotions négatives, pas celle des émotions positives (Acevedo et al., 2018; Liss et al., 2008).



L’hypersensibilité est-elle un facteur de vulnérabilité ou de protection ?

Cette question découle de la précédente, et elle se pose couramment en psychologie. Par exemple, elle nourrit les débats sur l’intelligence où se sont historiquement opposées deux vues contradictoires : l’intelligence favorise le bonheur ou alors elle l’affecte en s’associant à des difficultés socio-émotionnelles (Neihart, 1999). La littérature scientifique semble avoir tranché en statuant que l’intelligence se présente toujours comme un facteur de protection (Brown et al., 2021), sauf quand les conditions environnementales sont franchement défavorables.


D’après les théoriciens du concept, c’est un peu la même chose pour l’hypersensibilité. Donnée à la naissance, Aron et al. (2005) la voient comme un atout pour les personnes qui bénéficient d’un environnement de l’enfance propice au développement personnel. Mais elle se comporterait comme un facteur de vulnérabilité dans des environnements néfastes. Par exemple, des personnes ayant un score élevé en passant l’échelle d’évaluation de la SPS présentent les scores de dépression les plus élevés lorsque les soins parentaux dans l’enfance sont rapportés comme faibles, tandis que les scores de dépression ne sont pas associés à la SPS lorsque la qualité des soins parentaux est jugée comme élevée (Liss et al., 2005).


Malgré le doute qui plane sur ce sujet (voir plus haut), certaines études ont pu mettre en évidence que les personnes hypersensibles l’étaient aussi sur le versant des émotions positives. Par exemple, elles réagissent plus intensément à un clip vidéo induisant une humeur positive que ceux qui ont des scores moyens ou faibles sur la HSPS (Lionetti et al., 2018). Mais d’un autre côté, les personnes évaluées comme hypersensibles dans l’étude de Lionetti et al. (2018) étaient aussi celles qui présentaient des scores plus élevés sur les dimensions du Névrosisme et de l’Introversion du Big Five. Il faut donc pour l’heure rester tempéré sur l’aspect positif de l’hypersensibilité. S’il semble avoir été établi dans certaines études, cet aspect semble dépendant de la moindre variation du contexte et moins héritable que la tendance à expérimenter des affects négatifs. Ce qui fait que l’hypersensibilité pourrait bien être plus souvent un facteur de vulnérabilité que de protection. Il faut également noter que les liens entre l’hypersensibilité et la créativité restent à ce jour théoriques (Greven et al., 2019). Rien ne permet d’affirmer sans risque d’erreur que, dans les bonnes conditions, les personnes hautement sensibles peuvent mettre leur spécificité à contribution dans des productions créatives.


Nous rêvons tous d’un monde moins brutal, fait de compassion, d’empathie et de parents aimants et attentionnés. Ce rêve, il est de notre devoir de contribuer à son avènement, chacun avec ses moyens. Mais il est possible que le niveau de perfection de l’environnement nécessaire pour qu’une personne hypersensible puisse s’épanouir ne soit qu’une illusion, un idéal quasiment inatteignable. Alors que des enfants normalement sensibles peuvent supporter une dose raisonnable de stress (en-dessous du seuil de maltraitance, entendons-nous bien), il semble que les personnes hypersensibles ne puissent en supporter aucun, ce qui n’est pas franchement adaptatif.



Hypersensibilité ou émotivité ?

Quoi que l’hypersensibilité telle que définie par Elaine Aron ait été proposée comme différente de l’émotivité (Smith et al., 2019), un vrai problème de définition se pose. En effet, le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) créé en 2005 par le CNRS donne une définition de l’émotivité qui est exactement la même que celle fournie par Elaine Aron en 1997 pour définir les personnes hautement sensibles (highly sensitive persons). Le CNRTL définit effectivement l’émotivité comme une : « Aptitude à s'émouvoir facilement, à réagir trop vivement aux stimuli même très faibles, caractérisée aussi par une insuffisance de l'inhibition, une incapacité à s'adapter aux situations nouvelles, imprévues ».


Cette juxtaposition des définitions suggère que le concept de Sensibilité des Processus Sensoriels (Sensory-Processing Sensitivity, SPS) d’Aron & Aron (1997) est bien un concept pertinent en ce qu’il correspond à une fonction adaptative chez l’humain et dans de nombreuses espèces pour permettre l’évaluation des dangers environnants de telle sorte à pouvoir s’en protéger. En revanche, un système trop réactif, correspondant à des scores élevés sur la HSPS ou à ce qui a été appelé « hypersensibilité », semble bien constituer une caractéristique dysfonctionnelle qui se manifeste en termes de comportement par de l’inadaptation et de l’émotivité.


En termes de processus, l’émotivité a d’ailleurs été identifiée comme étant la résultante de la rencontre entre un tempérament trop sensible et des environnements vécus comme stressants (ce qui ne veut pas dire qu’ils le soient) entraînant un dysfonctionnement du couple émotion/cognition (INSERM, 2020) .


Smith et al. (2019) vont donc peut-être un peu vite lorsqu’ils postulent que l’hypersensibilité ne se présente pas comme un trouble du traitement des informations sensorielles. Ce qui est certainement vrai à des niveaux raisonnables de stimulabilité, ne l’est pas au niveau extrême de l’hypersensibilité qui renvoie le plus souvent à un facteur de vulnérabilité caractérisant les personnes dites « émotives ». Cette perspective n’est d’ailleurs pas originale. C’est à ce jour l’approche dimensionnelle des troubles de la personnalité retenue par les auteurs qui ont participé à l’élaboration du DSM-5. A côté de l'approche catégorielle de plus en plus remise en question, cette approche envisage les troubles de la personnalité comme résultant d'un positionnement extrême sur des facteurs de personnalité qui sont par ailleurs des facteurs retrouvés chez tout le monde à des niveaux plus raisonnables.



Peut-on évaluer l’hypersensibilité en France ?

A priori, il est possible d’évaluer l’hypersensibilité à l’aide du questionnaire développé par Aron et Aron en 1997, à savoir la HSPS (Highly Sensitive Person Scale). Mais il y a un fait important à rappeler dans le contexte actuel de médiatisation à outrance du concept d’hypersensibilité : le questionnaire n’a pas encore été traduit et validé en français. En l’attente d’une telle étude, l’identification de l’hypersensibilité chez des sujets français ne peut pas être quantitative.


Dit autrement, l’identification de l’hypersensibilité ne peut être que clinique et qualitative, réalisée par un psychologue ou un psychiatre qui tiendra compte des limites du concept. En particulier, il tiendra compte à la fois d’une confusion possible de cette caractéristique avec un ensemble de troubles dont l’expression peut suggérer à tort une sensibilité innée exacerbée (TSA, TDA/H, anxiété, dépression, TSPT, etc.).


Le diagnostic d’un trouble étant toujours clinique, cette contrainte ne devrait pas être un problème. Pour le psychologue clinicien, une mesure auto-rapportée est toujours informative, jamais substituable à sa démarche diagnostique. On pourrait opposer à cela que l’hypersensibilité étant une caractéristique et pas un trouble, elle échappe à cette analyse. Il faut alors rappeler que si un psychologue est mis en présence d’une personne possiblement hypersensible, c’est parce que cette personne est en souffrance. Si elle est en souffrance, c’est vraisemblablement en raison d’un trouble qu’il faut donc investiguer.



Quelles sont les limites du questionnaire d’hypersensibilité d’Aron ?

La HSPS (Highly Sensitive Person Scale) se décline en 27 énoncés sur lesquels le répondant se détermine en utilisant une échelle de type Likert en 7 points allant de 1 (pas du tout) à 7 (extrêmement). Le questionnaire est consultable en anglais dans une version où les réponses se donnent en cochant OUI ou NON sur le site d’Elaine Aron :


Les items comprennent des énoncés tels que (traduction libre) :

  • Avez-vous l'impression d'être conscient des subtilités de votre environnement ?

  • L’humeur des autres personnes m’affecte,

  • Je suis très sensible à la douleur,

  • J’ai une vie intérieure très riche et complexe,

  • Quand j’étais un enfant, mes parents ou mes enseignants semblaient me voir comme sensible ou timide,

  • Je suis profondément remué(e) par l’art ou la musique.

  • Je remarque et apprécie les parfums, les goûts, les sons et les œuvres d'art délicats ou fins.


Le score total s’obtient en additionnant les scores de tous les items et la méthode de cotation consiste à calculer une moyenne.


Quelles que soient les études ayant établi les qualités psychométriques de la HSPS, elles ont des limites. Les faibles échantillons en sont une, et il peut y en avoir d’autres (contrôle de certaines variables comme le sexe, les troubles mimant l’hypersensibilité dans leur présentation clinique, etc.). Mais il y en a d’autres, plus générales, qui s’y ajoutent. Tous les questionnaires — absolument tous — ont des limites inhérentes à l’évaluation de facteurs non-cognitifs, et la HSPS n’y échappe pas. C’est la raison pour laquelle tous les chercheurs qui utilisent des questionnaires dans leurs études ont pris l’habitude d’écrire quelques lignes dans la section des Limites pour préciser que les auto-questionnaires, contrairement à une mesure directe de comportements, renvoient à la perception des participants qui, pour diverses raisons peuvent avoir surestimé ou sous-estimé leurs réponses.


Certes, comme le résument Duckworth et Yeager (2015) en citant la littérature, les gens sont généralement relativement bons pour exprimer leurs véritables opinions en répondant à des questionnaires. Les auto-questionnaires sont donc sans doute mieux adaptés que toute autre outil de mesure pour évaluer des états psychologiques internes tels que, par exemple, le sentiment d'appartenance. Mais il existe tout un ensemble de menaces à la validité qui ne doivent pas être négligés ou sous-estimés :

  • Il peut y avoir des erreurs d’interprétation. Une personne peut confondre une vie intérieure riche et complexe avec simplement une tendance constante aux ruminations anxieuses,

  • En raison d’un besoin de cohérence, les répondants peuvent oublier que la manière dont ils se comportent ou pensent maintenant n’est pas la même qu’avant. En se considérant et en considérant les autres comme ayant des croyances et des attitudes cohérentes au fil du temps, les informations qu’ils fournissent peuvent être affectées. Par exemple, une personne dépressive peut évaluer être affectée par l’humeur des autres plus qu’elle ne l’est finalement en général,

  • Il peut y avoir des interprétations différentes d’une échelle de réponse. Ce qu’un répondant considèrera comme « rare » peut être considéré comme arrivant « souvent » à un autre (biais de référence),

  • Les individus peuvent modifier leur réponse en fonction d'un certain nombre de motivations autres que celle de dire la vérité. Cela peut provenir d’un « biais d'acquiescement » (tendance à répondre OUI à toutes les questions indépendamment de leur contenu, en pensant faire plaisir au promoteur de l’étude, par exemple). Mais les individus peuvent également ne pas dire la vérité simplement parce qu'ils seraient gênés de l'admettre.

  • Un biais de désirabilité sociale peut pousser les gens à croire que les réponses données lors d’une étude scientifique ne sont pas si anonymes que cela et donc éviter de se présenter sous un mauvais jour. Malheureusement, les questionnaires incluant des « échelles du mensonge » n’ont pas tenu leurs promesses et ce biais de désirabilité (ou de conformité) n’a jamais pu être exclu des questionnaires.

  • Enfin, le problème des fausses réponses données à dessein ne peut pas exclu et il est d’autant plus d’actualité que la plupart des études se déroulent désormais en ligne, augmentant la tentation de certains parce qu’ils sont certains qu’ils ne se feront pas prendre sur le vif.

L’ensemble de ces biais peut se retrouver à la fois dans le recueil de données pour une étude scientifique et dans les évaluations individuelles qu’un psychologue peut proposer à ses patients. Cela ne veut pas dire qu’il faut cesser ces évaluations que ce soit en recherche comme en clinique. Comme le rappellent Duckworth et Yeager (2015) pour ce qui concerne la recheche, cette méthode reste une méthode efficace, économique et souvent pertinente. Mais il ne faut pas prêter plus à la mariée que ce qu’elle peut donner.


L’étude d’Ames et Kammrath (2004) est enfin intéressante à citer, au sens où elle a mis en question la relation pouvant exister entre la sensibilité interpersonnelle réelle des personnes (telle que leur capacité à attribuer des intentions et des émotions à autrui) et la perception qu’elles avaient de leur propre sensibilité. Un peu comme pour le QI qui est souvent surestimé dans les auto-évaluations surtout par les personnes au QI plus faible (e.g., von Stumm, 2014), Ames et Kammrath (2004) ont constaté que le lien était faible, voire inexistant, et que la plupart des gens surestiment leur jugement social et leur capacité à lire l'esprit d’autrui. Ils ont également observé que ceux qui faisaient le moins bien preuve de jugement social et de compréhension des autres surestimaient radicalement leur compétence.



Est-ce que la mesure de l’hypersensibilité par questionnaire est fiable ?

Concernant l’évaluation individuelle de la sensibilité, il faut se souvenir que la mesure obtenue en faisant passer la HSPS à l’instant T ne rend pas nécessairement compte d’un trait de tempérament (inné, donné à la naissance) ou à l’hypersensibilité telle que la définit Aron. Cette évaluation peut aussi renvoyer à l’expression d’un trouble qui peut aller du TDA/H au Trouble du Stress Post-Traumatique (TSPT) en passant par un Trouble du Spectre Autistique (TSA). Ce qui menace la validité de la mesure de l’hypersensibilité ne renvoie donc pas seulement aux biais listés ci-dessus et qui sont communs à toutes les évaluations de facteurs non-cognitifs. Il existe d’autres menaces dues au recouvrement entre ce que la HSPS mesure et la symptomatologie de ces troubles. Prenons pour l’illustrer deux exemples : les TSA et TSPT complexe.


Les troubles du spectre de l’autisme

Pour ce qui concerne les TSA, un psychologue sérieux vous dira certainement : « On ne fait pas passer une échelle d’hypersensibilité à un patient TSA, voyons ! Cela n’a pas de sens ! ». Oui, mais cela voudrait dire que tous les sujets TSA ont été identifiés dès 3 ou 4 ans, âge auquel les signes de l’autisme sont suffisamment présents pour que l’on puisse statuer. Or, c’est loin d’être le cas. En France, la plupart des Centres Ressource Autisme (CRA) qui diagnostiquent souvent in fine un autisme ont entre 1 et 3 ans d’attente. Et il ne faut pas croire que n’importe qui puisse y avoir accès. A Nice, par exemple, les personnes doivent remplir un dossier de près de 20 pages pour pouvoir être inscrites sur la liste d’attente. Cela veut dire que non, toutes les personnes autistes ne savent pas qu’elles sont autistes pendant une bonne partie de leur vie. Des adultes reçoivent un tel diagnostic régulièrement. En attendant, non seulement une évaluation de la SPS serait faussée, mais elle mettra la personne sur la mauvaise piste, empêchant toute prise en charge réellement efficace.


Le traumatisme complexe

Si les personnes concernées par les TSA sont plutôt rares (le taux de prévalence en France est de 1 à 2%), il n’en va pas de même pour le traumatisme complexe dont certains symptômes (hypervigilance, modification des cognitions et de l’humeur, dissociation) peuvent largement passent que les caractéristiques mesurées par le questionnaire d’Aron.


Malheureusement, l’exposition à des formes répétitives ou multiples de victimisation est courante dans l'enfance. Finkelhor et al. (2007) ont observé que 22% d'un échantillon national représentatif US de 2030 enfants âgés de 2 à 17 ans avaient subi 4 formes différentes de victimisation ou plus dans les 12 mois précédents. La victimisation était définie au sens large pour inclure l'exposition à la criminalité (par ex., les agressions), les violations de la protection de l'enfance (par ex., maltraitance et abus), les guerres/troubles civils, et le harcèlement scolaire. La même équipe de chercheurs (Turner et al., 2010) a également fait la synthèse de l'exposition à la victimisation au cours de la vie entière d’un échantillon national US représentatif de 4053 jeunes âgés de 2 à 17 ans. Près de 66% des jeunes de l'échantillon avaient été exposés à plus d'une forme de victimisation, 30% avaient été exposés à 5 types de victimisation ou plus, et 10% en avaient subi 11 ou plus.


La polyvictimisation peut commencer très jeune. Par exemple, dans l’étude de Turner et al. (2010), 40% des polyvictimes avaient moins de 13 ans. Une étude de 213 enfants âgés de 2 à 4 ans a montré que 64,3% avaient un historique d’exposition traumatique et que 34,7% de ceux qui avaient été exposés à des traumas avaient été victimes de 2 traumatismes ou plus, et ils présentaient une sensibilité au stress accrue (Grasso et al., 2013).

Ces chiffres de la maltraitance précoce sont très proches des estimations de la prévalence de l’hypersensibilité. Dans leur revue de la littérature, Greven et al. (2019) citent un certain nombre d’études rapportant des taux compris entre 20 et 35% de personnes hypersensibles. Ces proportions se recoupent avec celles des enfants victimisés. Il y a donc à la fois : (1) un recoupement entre les symptômes du traumatisme de l’enfance et les caractéristiques associées à l’hypersensibilité, et (2) un recoupement entre les taux de prévalence de la polyvictimisation dans l’enfance et des personnes hypersensibles.


Ces faits devraient a minima alerter contre un mésusage du concept d’hypersensibilité. Il est à espérer que la recherche s’en emparera, au-delà du fait que les références aux environnements de l’enfance sont constantes dans certains articles scientifiques évoquant la SPS (e.g., Greven et al., 2019). Il y a donc là une véritable problématique à saisir et une prise de conscience nécessaire d’un problème qui est largement minimisé dans les études de l’hypersensibilité, ce qui pourrait à terme créer un véritable problème de santé publique.


Comment un psychologue peut-il identifier l’hypersensibilité ?

Imaginons le cas suivant. Dans le cadre de sa pratique, un psychologue clinicien reçoit un patient dont l’anamnèse (recueil de ses difficultés présentes et de son histoire de vie) lui permet d’évoquer un TSPT complexe (traumatisme de l’enfance). Grâce à ses lectures, il sait que l’hypersensibilité peut être un facteur de vulnérabilité à ce trouble. Mais appliquer un questionnaire d’hypersensibilité ne lui apportera aucune information véritablement fiable. A l’instant T, l’hypersensibilité mesurée par questionnaire chez son patient pourrait aussi bien représenter la mesure de divers symptômes du TSPT qui ressemblent fort à la manière dont s’exprime l’hypersensibilité innée. La présentation clinique est quasiment la même.


Le psychologue n’a pas d’autre choix que de relayer alors sur son sens clinique. Si la maltraitance a commencé quand son patient avait 12 ans, il pourra investiguer la période précédente en l’interrogeant. Si l’hypersensibilité était déjà manifeste, alors oui, son patient est vraisemblablement hypersensible ET traumatisé. Mais si, comme c’est souvent le cas, la maltraitance a commencé bien avant, il ne saura jamais si son patient était hypersensible, c’est-à-dire si de naissance il traitait les stimuli sensoriels à un seuil plus bas. Quoi qu’il en soit et dans les deux cas, il lui faudra de toute façon prendre en soin le trauma. Donc, la question de l’hypersensibilité rajoute simplement une « couche » d’information dont il ne faut pas surestimer la portée.


On pourra opposer que l’hypersensibilité peut potentiellement concerner la sphère des émotions positives et que c’est cet élément qui permettra de faire la différence entre un système de traitement des émotions dérégulé par le TSPT et l’hypersensibilité. Mais encore une fois, le fait que l’hypersensibilité aux stimuli positifs soit systématiquement associée à celle aux stimuli négatifs reste à préciser de manière solide en concevant des designs de recherche adaptés. Il est possible qu’elle ne survienne que chez les personnes qui ont été élevée dans un environnement idéal, avec des parents eux-mêmes optimistes et résilients. Dans ce cas, cette dimension représenterait une part apprise à partir d’une caractéristique d’hypersensibilité et elle ne serait pas nécessairement donnée systématiquement à toutes les personnes hypersensibles, d’autant que cela va souvent à l’encontre de leur tendance à expérimenter souvent des affects négatifs.


En conclusion

Il existe une place pour le concept d’hypersensibilité en tant qu’expression extrême et dysfonctionnelle d’une fonction humaine et adaptative d’autoprotection. Mais il est difficile de savoir laquelle dans la clinique des psychologues ; libre à chacun de le décider… L’hypersensibilité renvoie à des personnes qui, en raison de caractéristiques innées les conduisant à traiter les informations sensorielles environnementales à un seuil trop bas, vont probablement se présenter comme inhibées, timides et émotives, avec une tendance marquée à éprouver des affects négatifs et à ressasser à la fois les expériences vécues et celles à venir. L’hypersensibilité se présenterait comme un facteur de vulnérabilité à divers troubles comme l’anxiété (sociale), la dépression ou le TSPT. Mais toutes les personnes souffrant de ces troubles ne sont pas nécessairement concernées par l’hypersensibilité.


De plus, les personnes qui souffrent de troubles qui impliquent des problèmes sensoriels et une hyper- ou hypo-réactivité aux stimuli (autisme, TDA/H ou schizophrénie) ne doivent pas être catégorisées en faisant référence au concept d’Aron. Sur le plan de la pratique clinique, transiger avec ces données présente un risque important d’erreur de diagnostic avec toutes les conséquences pour le patient sur le plan des traitements (médicamenteux et psychothérapiques).


La mesure de l’hypersensibilité via un auto-questionnaire est à l’heure actuelle impossible en France où le questionnaire d’Elaine Aron n’a pas encore été traduit et validé. Quand ce sera possible, il faudra se souvenir dans la pratique clinique et face à des personnes en souffrance que le diagnostic est clinique. Comme pour toutes les mesures de facteurs non-cognitifs, un score à un auto-questionnaire est informatif, pas diagnostique. Un même comportement chez deux personnes peut correspondre à deux étiologies très différentes.


En cabinet de psychologie et avant toute investigation clinique (anamnèse approfondie), l’hypersensibilité peut être confondue avec toute une gamme de troubles neurodéveloppementaux ou acquis sous l’influence de facteurs de stress, particulièrement le psychotraumatisme de l’enfance (TSPT complexe). C’est pourquoi lorsque Elaine Aron (2010) estime à 20% la proportion des personnes hypersensibles (highly sensitive persons) dans la population générale à partir d’études par questionnaires, il est possible de douter. La seule méta-analyse dont nous disposons, celle de Smith et al. (2019) était limitée : son échantillon total était finalement assez faible (N = 4694). Tout comme l’environnement de l’enfance n’était pas contrôlé dans la plupart des études de validation.

Pour ce qui me concerne je n’ai eu que très peu de cas véritables d’hypersensibilité ces dernières années, c’est-à-dire de personnes dont il est possible d’assurer qu’elles avaient un système de traitement des informations sensorielles et émotionnelles qui était atypique dès la naissance. La quasi-totalité de mes patients avec des troubles chroniques souffrent généralement de TSPT (souvent complexe), de TDA/H, de troubles de la personnalité divers, ou de TSA. Et il semblerait que ce soit aussi le cas pour les nombreux collègues avec lesquels je suis en contact, y compris ceux que je supervise ou dont je participe à la formation.


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Répertoire Partagé des Professionnels de Santé (RPPS) : 10010040938 - SIRET : 417 684 834 00068
Crédit photos : Vincent, Pixabay, Shutterstock

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